Alack Sinner – Viet Blues

Créée au milieu des années 70 par José Munoz et Carlos Sampayo, Alack Sinner est l’archétype du roman noir. Véritable révolution graphique et scénaristique, ces récits qui mêlent thrillers et études sociologiques dénoncent l’aliénation d’une société corrompue. De formidables albums à découvrir ou redécouvrir.

Alack Sinner (c) Casterman

Synopsis

Tandis qu’il erre dans les rues de Harlem, un détective privé blanc est témoin de l’agression d’un jeune homme de couleur par deux malfrats. Plutôt que de passer son chemin, et bien qu’il ait conscience que cette action ne pourra lui attirer que des ennuis, l’homme décide d’intervenir et parvient à tirer l’homme de ce mauvais pas. Plutôt que de le remercier, ce dernier, prénommé John Smith, lui enjoint de se mêler de ses affaires et de ne pas se mêler des histoires de noirs. Toutefois, il finit par accepter de se faire payer un café et de se faire prêter quelques dollars.

Quelques jours plus tard, John Smith finit par reprendre contact avec Alack Sinner et de dernier découvre que le jeune homme est en fait un talentueux musicien de jazz. Le détective fait par la même occasion la connaissance de la femme de ce dernier. Dès lors, quand quelques jours plus tard, quand il découvre par un entrefilet dans le journal que cette dernière a été tuée par des malfrats, Sinner décide de retourner à Harlem.

Avis

Le personnage d’Alack Sinner apparaît pour la première fois en novembre 1975 dans le n° 82 de Charlie Mensuel à l’occasion de la publication d’un premier récit court Intitulé Viet Blues. Il s’agit de la première incursion du duo Munoz & Sampayo dans cette revue. A noter que 1975 est une année intéressante dans Charlie Mensuel car Tardi y publie également un récit court intitulé « un épisode banal de la guerre des tranchées » dans le numéro 78, mais c’est une autre histoire.

Le personnage d’Alack Sinner est un détective qui vit à New-York dans les années 70. Il est possible que pour créer ce personnage, José Munoz se soit inspiré d’un personnage de détective de la série de roman Precinto 56 qu’il avait dessiné au début des années 60 pour la revue Mistirix à la demande d’Hugo Pratt. En effet, José Munoz est d’origine argentine et dès sa prime jeunesse, il a fréquenté les cours d’Alberto Brescia à l’Ecole Panaméricaine d’Art de Buenos Aires. A l’âge de 15 ans, il a même débuté comme assistant de Solano Lopez pour travailler sur des scénarios d’Hector Osterheld.

Precinto 56

José Munoz quitte l’argentine dès 1972 pour des raisons personnelles. A Barcelone, il rencontre Carlos Sampayo, les deux hommes ayant été mis en relation par une connaissance commune exilée elle-même en Europe. Dès 1974, les deux hommes vont démarrer leur collaboration qui sera publiée à la fois dans la revue italienne Linus et dans Charlie Mensuel. Carlos Sampayo au scénario et José Munoz au dessin.

Publié sous forme récits courts, les histoires de Alack Sinner paraissent entre 1975 et 1979 dans Charlie Mensuel : Viet Blues (24 pages / N° 82 / 1975), Viet Blues 3 (14 pages / N° 84 / 1976), Lui dont la bonté est infinie (18 pages / N° 92 / 1976), Rèves (30 pages / N°94 / 1976) Constancio y Manolo (27 pages / N° 98 / 1977), Conversation avec Joe (27 pages / 102 / 1977), Citta Oscura (30 pages / N°106 / 1977), Recordando 1 (20 pages / 111 / 1978), Sophie Comics (26 pages / 118 / 1978), L’affaire Webster (23 pages / 128 / 1979).

Par la suite, leurs récits seront publiés entre 1982 et 1992 dans la revue (A Suivre).

Dans une interview réalisée par les étudiants du Lycée de l’image et du son d’Angoulême (Janvier 1996), les deux auteurs se confient sur la création de leur personnage d’Alack Sinner.

Enfants de Buenos Aires, les deux auteurs ont toujours connu un univers à la fois citadin, policier et très politique. Leur vision de New-York est donc naturellement une transposition du Buenos Aires de leur jeunesse avec une dimension politique (une police au service des puissants, l’émergence de groupuscules politisés et violents) et une dimension sociale (minorité noire victime de la violence policière et du trafic de drogue, conflits raciaux, ravages provoqués par la guerre du Viêt-Nam dans la jeunesse de la middle-class américaine…).

Pour les auteurs, le personnage d’Alack Sinner est le véhicule narratif pour exprimer leurs inquiétudes sur la société et sur ses dérives. Le détective apparaît comme un vecteur pour mettre en avant des personnages secondaires forts. Parmi les premiers récits, on peut citer John Smith le musicien noir accroc à la drogue depuis son retour du Viet-Nam dans Viet Blues, Caleb Altmann le prédicateur extrémiste dans Lui dont la bonté est infinie, et bien sûr Sophie, le jeune femme de Scintille, scintille. Au fur et à mesure d’enquêtes policières centrées autour de trafic plus ou moins sordides, cette bande dessinée est avant tout une intéressante photographie de la société urbaine des années 70 du point de vue d’auteurs sud-américains. Alack Sinner, c’est l’image que ces deux auteurs se fond de notre société occidentale et urbaine des années 70. Si de nos jours la présentation d’une société corrompue par le pouvoir et l’argent est un classique du genre policier, dans les années 70, c’est une nouveauté.

Alack Sinner est l’archétype du roman noir qui dénonce l’aliénation d’une société corrompue et déshumanisante.

Le deuxième aspect très intéressant concerne le rapport au temps. Alack Sinner est à la fois une bande dessinée sur le poids encombrant du souvenir et un récit dans lequel les personnages vieillissent au fur et à mesure des intrigues. Un accord tacite entre les auteurs stipulait qu’il ne s’agissait pas d’établir un caractère définitif aux personnages et qu’à contrario ils pouvaient évoluer dans leurs idéaux et leur conception de la vie. Ainsi, au fur et à mesure des épisodes, certains caractères s’affirment tandis que d’autres personnages gagnent en maturité au fil du temps. C’est un axe fondamental du travail de Munoz et Sampayo.

Esthétiquement, ces récits sont très réussis. Visages taillés à la serpe des afro-américains, peinture d’un new-york urbain sordide nous plongent dans une ambiance glauque à souhait.

Initialement publié aux éditions du Square, les albums d’Alack Sinner ont ensuite été republiés par Casterman dès les années 80 et sont accessibles chez les bons revendeurs de BD. A découvrir impérativement. 

Scénario: Carlos Sampayo

Dessin: José Munoz

Année: 1977

Éditeur: Editions du Square puis Casterman (1986)

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