C’est la Jungle !

Harvey Kurtzman fut l’un des plus importants auteurs de comics du XXe siècle. Ses bandes dessinées sont parues disséminées dans une multitude de comics et de magazines aux Etats-Unis, dès le début des années 40, et ont bénéficié de peu de diffusion en France.

Il restera à jamais le créateur de Mad, l’une des revues humoristiques les plus connues au monde. Son album le plus personnel Jungle book / C’est la jungle, publié aux États-Unis en 1959, vient d’être réédité en français par Wombat dans un bel écrin et en version augmentée.

C’est l’occasion de revenir sur l’histoire et les histoires de cet album mythique qui fascinera et influencera de nombreux artistes, de Crumb à Spiegelman, en passant par Terry Gilliam. Nous pouvons trouver une descendance graphique en France dans les premiers albums de Vuillemin et plus récemment dans les dessins de Matthias Lehmann.

Harvey KURTZMAN (1924-1993)

Harvey Kurtzman débutera – avec à ses côtés Goscinny – dans la réalisation de livres d’enfants, mélanges de pop-up et de puzzles. Puis, après avoir publié chez Timely, l’ancêtre de Marvel, des séries de gags délirants : « Hey Look » (édités en français par Gotlib sous le titre Eh les mecs !) il rencontrera en 1950 l’éditeur de EC Comics, Bill Gaines, pour lequel il réalisera de multiples scénarios réalistes et humanistes sur la guerre de Corée, l’Histoire des Etats-Unis et d’aventure : Frontline Combat, Two Fisted Tales… Mais les attaques de la censure feront péricliter ces titres. (A lire sur Rosebul, l’article sur Weird Science) Kurtzman proposera alors à Gaines, de faire de Mad, un comic book de parodies déjantées, un vrai magazine.

Le succès sera au rendez-vous mais quand Kurtzman demandera 51% des parts de l’entreprise, Gaines refusera et ils se fâcheront à jamais.

Goscinny qui continuait à suivre de loin son ami, s’inspirera du magazine pour créer Pilote.

Kurtzman se rapprochera d’Hugh Hefner (le patron de Playboy, récemment décédé) qui lui avait exprimé son admiration. Ils publieront ensemble un premier magazine intitulé Trump (rien à voir avec le président actuel), dont seulement 2 numéros verront le jour.

Kurtzman lancera alors, seul cette fois, le magazine Humbug mais avec ses amis dessinateurs de Mad. Le magazine vivra 11 numéros et quelques pockets.

Il retrouvera Hefner dans Playboy pour les aventures de sa plus célèbre héroïne, Little Annie Fanny.

JUNGLE BOOK/C’EST LA JUNGLE

Gaines avait contacté, sur les conseils de Kurtzman, Ballantine Books pour éditer en recueils de poche les meilleures histoires de Mad. Ce sera un énorme succès, plus de 2 millions d’exemplaires vendus et réédités maintes fois et maintes fois. De nombreux lecteurs américains comme européens, dont Wolinski, découvriront ce journal à travers ces éditions.

En 1958 se trouvant sans ressources régulières et avec trois enfants à élever, Kurtzman se tournera vers Ballantine et leur proposera un album-concept, totalement original, composé d’histoires inédites, directement en format poche et entièrement dessiné par lui.  Un premier temps appelé H. Kurtzman’s Pleasure Package, il deviendra The Jungle Book (C’est la jungle, en français).

Par amitié, et voulant réitérer le succès des Mad version poche, l’éditeur acceptera. Mais la reproduction sur un papier type journal, alors que Kurtzman a toujours apporté une attention très particulière au choix du support de ses magazines, ne mettra pas en valeur ses dessins au lavis, parfois sombres. Cette mauvaise reproduction et le ton un peu désabusé feront que cet album, que l’on peut considérer comme l’un des premiers Novel Graphic de l’Histoire ! (bien avant A Contract with God, de Will Eisner, publié en 1978) ne rencontra pas le succès espéré.

Il faudra attendre plusieurs années, et l’enthousiasme permanent des fans, pour qu’une édition correcte permette de redécouvrir réellement cet ouvrage.

En France, C’est la jungle est d’abord édité, après une publication dans Charlie Mensuel, en 1978 par Le Square avec une préface de Wolinski mais amputée d’une histoire. Albin Michel prendra le relais, en 2004, sous le titre Le Livre de la Jungle, mais il faudra attendre la fin d’année 2017 pour qu’enfin l’album paraisse, à nouveau sous le titre plus approprié, C’est la jungle, chez Wombat, dans toute sa splendeur.

L’album contient quatre histoires qui s’apparentent à des fables, critiques à l’encontre de certains comportements de l’Amérique des années 50 (pas vraiment spécifiques mais toujours hélas d’actualité !) : la violence, l’arrivisme, le sexisme et le racisme.

La première histoire : « Thelonius Violence », tourne autour d’un détective privé qui opère dans une boîte de jazz. Il y avait à l’époque deux séries télévisées sur ce thème, Johnny Staccato joué par Cassavetes et Peter Gunn réalisée par Blake Edwards.

L’histoire s’inspire plutôt de cette dernière dont la musique, immédiatement reconnaissable, composée par Henry Mancini va servir de tempo aux planches. (Voir image.)
Le personnage emprunte son prénom au compositeur Monk, pour le jazz, et pour son nom à la violence, thème abordé, mais quelque peu faussée ici. Le tout, traité sur un mode hilarant.

La deuxième histoire : « Le cadre supérieur au complet de flanelle grise » introduit Goodman Beaver qui deviendra un personnage récurrent chez Kurtzman et dont Little Annie Fanny sera l’avatar féminin pour Playboy. Goodman est le naïf qui découvre le monde des affaires, avec un éditeur prêt à tout, quitte à publier des horreurs pour des enfants ou des posters gigantesques de pin-ups, pour l’argent. La chute montrera que Goodman Beaver en prendra de la graine.

Dans les histoires ultérieures, avec Elder au dessin, Goodman aura retrouvé sa naïveté originelle.

La troisième histoire : « Frénésie sur la prairie », la première qu’il ait réalisée pour ce concept, est aussi une parodie de série télévisée. C’est Gunsmoke dont le personnage principal, joué par James Arness (frère de Peter Graves de Mission impossible), est le shérif Matt Dillon, renommé Dollin (aussi une déformation de darling). Il désespère de gagner un de ses duels de rue, mais arrive tant bien que mal à faire régner une certaine justice.

Et la quatrième : « Décadence dégénérée », chef d’œuvre d’humour noir, présente une galerie de personnages de l’Amérique profonde. Personnages au comportement sexistes, prêts à lyncher n’importe qui, sans que les policiers plus ou moins pourris du coin n’interviennent. Là, ce sont les souvenirs de Kurtzman lorsque qu’il était soldat en garnison dans la ville du sud Paris (Texas) devenue Rottenville, qui lui ont servis d’inspiration ! Cette histoire termine l’album en un feu d’artifice plus que jubilatoire.

L’album, très joliment maquetté, nommé dans la catégorie Patrimoine du festival d’Angoulême 2018, contient aussi, entre autres, des textes de Wolinski, Shelton et Crumb, ainsi que des documents sur la genèse de cet ouvrage exceptionnel.

Si vous voulez rire de nos travers, de ceux de notre société, précipitez-vous sur cet album dont l’humour absurde et grinçant ne manquera pas de vous séduire.

 

 

 

Scénario : Harvey Krutzman

Dessin : Harvey Krutzman

Année : 2017

Date de sortie: Octobre 2017

Editeur : Wombat

 

Leave a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.