Interview Alfred

 

Alfred interview_rosebul.frEn marge du festival Quai des Bulles qui s’est tenu à Saint-Malo du 10 au 12 octobre 2014, Alfred – lauréat du Fauve d’Or Angoulême 2014 pour Come Prima (1) a accordé à Rosebul une longue interview dont vous trouverez ci-dessous la retranscription.

 

 

Rosebul : Quand nous nous sommes rencontré la première fois à Blois il y a un an, c’était peu de temps après la sortie de Come Prima. Depuis, tu as reçu le prestigieux Fauve d’Or à Angoulême pour cet album. Est-ce cela a changé l’approche du public par rapport à ton travail et qu’est-ce que cela a eu comme impact dans ton activité au quotidien ?

Come Prima couvertureAlfred : ca change un peu la visibilité, l’exposition de mon travail. Le Fauve d’Or d’Angoulême a une portée internationale. J’ai commencé à recevoir des propositions et des sollicitations venant de divers pays, venant de gens qui ne connaissaient pas auparavant mon travail. Ensuite, ce prix a eu un impact sur la vie du livre. Aujourd’hui, la durée de vie d’un livre est très courte et recevoir un prix comme celui-ci a multiplié par dix sa durée d’exposition, donc son potentiel de vente et donc le nombre de lecteurs. Enfin, même si j’ai la chance depuis quelques années de publier des livres qui sont bien accueillis, j’ai l’impression que cet album a permis de rassembler plusieurs lectorats qui ne se croisaient pas forcément : les lecteurs d’ouvrages pour la jeunesse et les lecteurs d’albums pour adultes comme Pourquoi j’ai tué Pierre ou Je mourrai pas gibier.

Rosebul : Y a-t-il une proximité entre ces trois derniers albums ?

Alfred : Fatalement. Même si je fais des livres qui sont très différents les uns des autres – je fais même parfois de grands écarts d’un album à l’autre – il y a une sorte de cousinage. Il y a un état d’esprit dans lequel je me suis mis à chaque fois pour réaliser chacun de ces livres, en allant à chaque fois chercher dans des choses personnelles – qui ne m’étaient pas toujours directement liées – pour les écrire. Le succès de Come Prima a remis un éclairage au moins sur ces deux précédents albums.

« L’enfance et la famille sont deux thèmes qui me tiennent à cœur et qui sont inépuisables. Je dis souvent que dans chaque famille, il y a sujet à dix romans. Ce sont deux thèmes sur lesquels je ressens régulièrement un besoin de travailler, de réfléchir, de me poser »

Je mourrai pas gibier_vignette_rosebul.frRosebul : Il y a une continuité dans les thèmes qui tu abordes – l’enfance et la famille notamment – est-ce volontaire ? En outre, concernant ces trois albums, est-ce qu’il y a eu une même façon de les préparer, de les rédiger et de les dessiner ?

Alfred : Non, ce sont trois manières différentes de travailler. La méthode et les outils vont changer. J’essaie de faire en sorte que chaque livre soit une représentation la plus fidèle possible de celui que je suis au moment où je le fais. Ce qui m’oblige régulièrement à remettre en question mes méthodes de travail. Après, il y a effectivement des fils conducteurs, notamment dans les thèmes. L’enfance et la famille sont deux thèmes qui me tiennent à cœur et qui sont inépuisables. Je dis souvent que dans chaque famille, il y a sujet à dix romans. Ce sont deux thèmes sur lesquels je ressens régulièrement un besoin de travailler, de réfléchir, de me poser : sur le rapport de l’enfant à l’adulte, sur le rapport de l’adulte à son enfance, sur la place que peut avoir dans notre vie notre enfance. Ce sont des thèmes qui me parlent et dans lesquels j’ai besoin de « patauger ».

Rosebul : est-ce que l’expérience de la paternité te fait voir tes précédents albums avec un prisme différent ?

Alfred : Non, par contre, j’envisage les prochains albums différemment. Par exemple sur Come Prima, j’ai commencé à écrire sans avoir l’intention de rédiger un livre mais en prenant des notes suite à la naissance de ma fille. Quand elle est née, je suis retourné vivre en Italie avec ma compagne pour ne pas perdre le lien avec ce pays auquel je suis très attaché et dont j’avais, depuis quelques années, l’impression de m’être éloigné. Sans trop savoir pourquoi, j’en étais parti depuis longtemps sans vraiment y remettre les pieds. La naissance de ma fille m’a presque imposé d’y retourner pour ne pas perdre ce lien. De là en a découlé la prise de notes, pour faire un bilan de mon rapport avec mon pays, de mon rapport avec mon père, de mon rapport avec mes frères. Tout cela a été le déclencheur d’une autre manière de travailler.

« Cette expérience(Le festival Regard 9) s’est présentée comme une évidence pour travailler sur d’autres formats et avec d’autres outils, pour chercher une autre manière d’agencer des images les unes à côté des autres. »

Regard 9 Bordeaux mai juin 2014Rosebul : Un autre fait marquant de l’année écoulée a été ta participation au festival Regard 9 dont tu étais l’invité d’honneur. J’ai compris que cette manifestation t’avait permis de toucher à différents sujets, mais aussi de réunir autour de toi des auteurs, des artistes avec lesquels tu avais envie de travailler. Quels enseignements en as-tu tiré ?

Alfred : Cela a été une manifestation extrêmement importante pour moi et probablement déterminante pour la suite. Cela faisait des années que j’avais très envie de trouver un autre support d’expression. La bande dessinée reste pour moi le mode de communication privilégié mais j’avais envie d’aller sur d’autres terrains pour expérimenter d’autres façons de raconter des histoires. Cette invitation est arrivée à un moment où je me posais beaucoup de questions sur mon activité, j’étais en train de terminer Come Prima et je me demandais ce que j’allais faire après, et comment j’allais le faire. Cette expérience s’est présentée comme une évidence pour travailler sur d’autres formats et avec d’autres outils, pour chercher une autre manière d’agencer des images les unes à côté des autres. Et l’envie de travailler, encore, sur le thème de l’Italie, en allant chercher des émotions qui n’avaient pas nécessairement trouvées leur place dans Come Prima. Me déconnecter de l’obligation de raconter « une seule » histoire. Le festival Regard 9 m’a donné cette opportunité.

Rosebul : Regard 9 donnait une place à la musique. Cela nous amène à aborder tes projets actuels. Je me souviens que tu travaillais sur un ouvrage sur Daho. Qu’en est-il ?

Alfred : C’est toujours d’actualité. C’est un projet de longue haleine qui s’étend sur quasiment trois ans. Avec David Chauvel , j’ai rencontré Etienne Daho il y a deux ans tandis qu’il était encore en train d’écrire les paroles de son dernier album. L’idée consistait à suivre le processus de création, l’enregistrement, puis la promotion et la tournée du disque. Au total cette expérience m’a permis de suivre pendant trois années le processus de création et de vie d’un disque.

Rosebul : Concrètement, comment cela va se matérialiser, s’agit-il d’illustrer des chansons ou plutôt d’illustrer le travail, le processus de création ?

Alfred : A la base, il n’y avait pas d’idée précise. L’idée était celle d’accompagner un artiste dont j’apprécie le travail et le parcours pendant la création d’un disque qui survient après un précédent album intitulé Le Condamné à Mort (2) qui m’avait beaucoup touché. C’est un disque très étonnant qui m’avait bouleversé, sur un texte de Jean Genet. J’étais très curieux de savoir comment un artiste comme Etienne Daho, avec son parcours pop, procéderait quand il reviendrait à un album plus personnel, après être passé par un album basé sur des textes comme ceux de Jean Genet. J’étais très curieux de savoir comment un artiste repart sur sa propre création après cette expérience d’exploration de l’univers d’un autre. Au final, cela sera davantage un ouvrage affectif, un peu making-off, carnet de route sur la naissance d’un disque.

Rosebul : Dans ce processus créatif, est-ce que tu vois des passerelles avec ton activité ?

Alfred : Ce sont deux médiums très différents. Il y a des similitudes concernant les choix que tu dois faire : quelle est l’idée qui accompagnera le mieux ce que tu veux dire. Dans une chanson, quelle sera la phrase adéquate, comme quand je choisis telle ou telle image. Il y a donc des similitudes qui sont inhérentes au processus de création. Par contre, je vois surtout les différences car Etienne Daho se retrouve dans une industrie qui demande un travail d’équipe avec du soutien et énormément de moyens tandis que j’évolue dans un monde artistique plus solitaire. Quand je suis seul devant ma feuille, je ne dépends de rien d’autre que de moi-même. Après, le fait de côtoyer Etienne Daho me nourrit énormément, c’est quelqu’un de très généreux et d’artistiquement apaisant.

interview alfred_crumble club-rosebul.frRosebul : Cela t’a donné envie de chanter ?

Alfred : Pas pour autant (rires). J’ai toujours fait de la musique, j’ai toujours joué de plusieurs instruments. On a créé un spectacle musical avec Olivier Ka pour les enfants qui s’appelle le Crumble Club (3) mais je n’irai pas dire que je suis un chanteur. Je dirais que je fais des chansons idiotes avec mon ami Olivier Ka pour faire marrer les enfants.

Rosebul : Quelle est la date de parution prévue de ce nouveau livre ?

Alfred : La rentrée prochaine (Septembre 2015). Après il ne s’agit pas de trois ans d’un travail quotidien, c’est juste que le travail d’élaboration et de gestation du projet est de trois ans. Je viens à des moments clé pour piocher.

Interview Alfred-Italiques_rosebul.frRosebul : Dans l’intervalle, tu travailles sur d’autres projets ?

Alfred : Dans l’intervalle, j’ai préparé l’exposition Italique (4) pour le festival Regard 9, j’ai terminé Come Prima, j’ai fait plein d’histoire pour le Journal de Spirou et je me rends disponible pour le projet sur Daho pour assister aux principaux jalons.

Rosebul : Est-ce que tu trouves cela salutaire de pouvoir mener différentes activités en parallèle ou est-ce que tu as l’impression de te détourner de ton activité principale ?

Alfred : Je ressens le besoin de mener de front différentes activités et je vais essayer de le faire de plus en plus. J’ai envie de monter des choses qui soient plus proches du spectacle, de la performance artistique, comme les concerts dessinés, d’explorer de nouvelles activités.

Rosebul : Tu faisais référence au côté solitaire de ton travail, ton atelier se trouve à Bordeaux, est-ce c’est un atelier que tu partages avec d’autres auteurs ?

Alfred : Nous sommes trois à partager cet atelier avec Regis Lejonc qui est illustrateur et Richard Guérineau qui est auteur de BD. Nous avons été parfois plus nombreux mais cela fait maintenant douze ans que nous constituons une sorte de noyau dur. Du coup cela créé une dynamique. En effet, le fait de côtoyer au quotidien des gens aux problématiques identiques à la tienne et avec lesquels tu peux interagir est très enrichissant. Le fait qu’ils aient davantage de recul que toi sur ton activité du moment te permet de partager des avis complémentaires et souvent de perdre moins de temps en évitant les impasses.

« Ces carnets de notes sont devenus une sorte de vide-poches dans lesquelles je peux ensuite aller piocher. Cela me donne en outre l’impression de me désencombrer la tête de sensations et d’émotions sans pour autant les mettre à la poubelle, elles sont stockées quelque part et je peux y revenir »

Rosebul : Tu faisais référence au début de cet entretien à des carnets de notes et de croquis,

Alfred : Ces carnets sont apparus à un moment où je n’arrivais plus à dessiner. J’ai traversé une sorte de désert lié au dessin, je ne parvenais plus dessiner. Dès lors, j’ai commencé à mettre par écrit des réflexions, des sensations qui avec le temps peuvent servir de matière première ou qui peuvent enrichir un process créatif. Ensuite, le dessin est revenu mais j’ai conservé cette habitude. Aujourd’hui, j’ai besoin quasi quotidiennement d’en remplir une ou deux pages. Des phrases ou des choses vues. C’est devenu une sorte de vide-poches dans lesquelles je peux ensuite aller piocher. Cela me donne l’impression de me désencombrer la tête de sensations et d’émotions sans pour autant les mettre à la poubelle, elles sont stockées quelque part et je peux y revenir.

Rosebul : Dernière question, quelles sont tes premiers souvenirs de BD ?

PhilemonAlfred : Mes premiers souvenirs de BD correspondent aux revues que mes parents lisaient. Mes parents sont de gros lecteurs de BD. Moins aujourd’hui qu’ils ne l’ont été. Ils lisaient des magazines comme Métal Hurlant, l’Echo des Savanes ou Hara-Kiri. Ce n’étaient pas des publications qui s’adressaient au gamin que j’étais mais il s’agissait de visuels forts. Je ne comprenais pas nécessairement grand-chose en les feuilletant mais je me souviens de quelques chose de fascinant. Après il y a des lectures qui comptent. Pour moi, cela va passer par des auteurs comme Fred. La lecture de Philémon a beaucoup compté dans mon envie de raconter des histoires. De la même façon, en étant gamin, je ne comprenais pas nécessairement l’intrigue mais ce sont des livres sur lesquels je reviens tout le temps et qui m’ont beaucoup nourri.

 

Merci beaucoup Alfred et bonne route.

 

 Notes:

  • Photo Alfred-crédit chloé Vollmer-Lo,
  • Le Fauve d’or est un prix décerné par un jury officiel au festoval d’Angoulême récompensant un album de bande dessinée publié en français l’année précédente. C’est le prix le plus prestigieux après le grand prix qui est une récompense remise annuellement depuis 1974 à la fin du festival à un auteur pour récompenser sa carrière (source wikipedia.org). Alfred a reçu le Fauve d’or pour Come Prima en Janvier 2014.
  • Album d’Etienne Daho et de Jeanne Moreau sur un texte de Jean Genet. Editée en novembre 2010 sous le label Naïve. http://www.youtube.com/watch?v=R1bjc0VE7OU
  • A écouter, des extraits le l’album « Les très bien chansons du Crumble Club » sur https://soundcloud.com/olivier-ka/

L’exposition a donné naissance à un recueil de dessins éponyme. Italiques chez Delcourt, parution en Novembre 2014.

 

Leave a Comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.